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Quand l’inacceptable devient légal

Sophie Malka, coordinatrice d’asile.ch, examine la succession de mesures adoptées par la Suisse en matière de politique migratoire à la lumière du concept de la «fenêtre d’Overton», popularisé par la série La fièvre. Car «toutes ces mesures, l’UDC ne les a pas faites passer toute seule.» A commencer par la dernière en date, la motion Gössi (PLR) concernant le renvoi des requérant·es érythréen·nes débouté·es dans un pays tiers, votée en juin.
Asile

La «fenêtre d’Overton», cela vous dit quelque chose? Ce concept politique qui s’intéresse aux mécanismes permettant à des idées radicales ou extrêmes de devenir acceptables aux yeux de l’opinion publique?

La série française La Fièvre d’Erik Benzekri offre une plongée vertigineuse dans la fabrique de l’opinion et de sa polarisation décuplée par les réseaux sociaux. Football, manigances politiques et histoires de gros sous servent de décor à un combat mené contre la pensée d’extrême-droite qui s’immisce dans les esprits et contre l’instrumentalisation d’un identitarisme exacerbé. L’angoisse du dérapage et du basculement de la société dans un extrême ou dans l’autre se vit avec le personnage principal, une communicante inspirée par Stefan Zweig et son Monde d’hier. Sur fond de logarithmes et de hashtags, ce sont justement le politique, les médias et les influenceur·euses qui se mettent en marche pour déplacer l’immoral ou l’impensable vers le radical, puis l’acceptable. Objectif: le faire entrer dans cette fameuse fenêtre d’Overton. La recette étant d’exposer régulièrement le public à une idée considérée comme extrême pour la rendre peu à peu normale.

En France, c’est Eric Zemmour qui permet aux thèses de Marine Le Pen de devenir respectables, avant d’infuser dans les discours des autres. Et en Suisse? Le lancement par l’UDC d’une nouvelle initiative sur, devinez quoi, les «abus dans l’asile», est l’exemple parfait du procédé: on y met les idées les plus outrancières, contraires aux règles du droit international les plus élémentaires, on l’annonce publiquement et on attend le buzz. A force, ça finira par rentrer, imprégner les discours, l’ambiance… puis par être repris par d’autres, une fois considéré comme suffisamment acceptable pour être énoncé sans se mettre en péril politiquement. On l’appellera alors simplement discours «décomplexé».

Prenez la saga du renvoi de réfugié·es vers le Rwanda. Comment, de l’impensable et de l’illégal, on en arrive à la mise en pratique d’une idée si extrême? En mai, le gouvernement britannique en était à placer en détention les requérant·es d’asile arrivées dans le pays par voie irrégulière en vue de leur expulsion. Le 18 décembre 2023, le parlement fédéral refusait de peu le renvoi de ressortissant·es érythréen·nes débouté·es vers un pays tiers. Une motion, déposée par Damian Müller (PLR) en pleine surenchère électorale, mentionnait comme par hasard… le Rwanda. Deux jours après ce rejet, sa collègue de parti Petra Gössi redéposait un texte similaire, ajoutant à la liste des pays tiers envisageables l’Albanie, où l’Italie de Giorgia Meloni finance des centres pour externaliser sa politique migratoire.

Pour faire passer la pilule, les élu·es PLR disaient s’inspirer d’un accord conclu en 2003 avec le Sénégal. Une comparaison plus que fumeuse en considérant l’objectif avoué. Le 9 juin, malgré un avenir aussi onéreux qu’inefficace, la force de répétition a fait son travail: la motion Gössi a été adoptée1>Décryptage: asile.ch, «Un accord de ‘transit’ pour y envoyer les débouté·es érythréen·nes (BIS)», 23.05.24. par le parlement.

C’est en compilant la presse à propos de cette motion que j’ai repensé à la fenêtre d’Overton. Par la grâce des hyperliens, un article du Temps de 2003 rédigé après le rejet par les autorités sénégalaises dudit accord était référencé. On y lisait notamment: «L’UDC, qui juge que les coûts découlant de l’accord auraient été exorbitants, en profite pour relancer ses pistes de lutte contre les abus: supprimer l’aide sociale aux requérants déboutés comme le demande Ruth Metzler, réduire les délais de procédure et de recours, renvoyer immédiatement les requérants criminels ou les interner.»

• Supprimer l’aide sociale aux requérants déboutés? C’est fait.
• Réduire les délais de procédure et de recours? C’est fait.
• Renvoyer immédiatement les «requérants» criminels ou les interner? C’est quasi fait.

Toutes ces mesures, l’UDC ne les a pas faites passer toute seule.

On y ajoutera la détention administrative des enfants de 15 à 18 ans, les cellules de détention familiales, les expulsions forcées, l’interdiction de voyage pour les permis F, les limitations au regroupement familial… Des pratiques rendues acceptables, à force de campagnes stigmatisantes et déshumanisantes.

On se réveille quand? Et comment? Aux discours trop radicaux ou haineux, d’où qu’ils viennent, il faut rappeler combien ils servent un monde liberticide. Les instruments du droit international érigés au sortir d’une période de barbarie, même imparfaits, restent notre seule boussole. Un garde-fou qu’il est indispensable de défendre.

Pour finir sur une note positive, on relèvera que la fenêtre d’Overton peut avoir des applications positives. Des idées radicales, à l’instar de l’Action Quatre Quarts [qui a lancé l’initiative «Pour un droit de la nationalité moderne (initiative pour la démocratie)»2>https://www.aktionvierviertel.ch/fr/; lire aussi l’éclairage d’asile.ch «Naturalisation des jeunes issu·es de l’asile,
un parcours du combattant», no 198.
, tendent à élargir le champ des possibles. Vers plus de liberté.

Notes[+]

Paru dans asile.ch (ex revue Vivre Ensemble), no 198, juin 2024.

Références:
• La Fièvre, série Canal+
• The Conversation, «La Fièvre nous rend-elle meilleurs?», 23 mai 2024.
• Fondation Jean-Jaurès, Sur la Fièvre.
Enseignements politiques d’une série, 19 avril 2024.

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